ÉDITORIAL
De la démocratie américaine
Êtes-vous allé(e) voir au cinéma le dernier opus de Denis Arcand, l’auteur des Invasions barbares? Peut-être pas encore. En revanche, vous n’avez pu manquer la démission du ministre de l’Environnement climato-révisionniste de Donald Trump… Les liens entre la société nord-américaine et le savoir, la science, sont une source de réflexion constante. Or, par le passé, au début du XIXe siècle plus précisément, un Français a défriché ce sujet avec un œil étonnamment juste et même prophétique.
Le barbare en nous n’est jamais loin; vous connaissez l’adage : « chassez le naturel et il revient à l’attaque »… Alexandre de Tocqueville, navigateur, explorateur, scientifique, philosophe français, a voyagé autour du monde, mais a particulièrement observé la démocratie américaine naissante en y séjournant en 1831. De la Démocratie en Amérique nous montre un pays dynamique, encore sous l’effet des Lumières, où tous les corps de la société se constituent en association afin de faire avancer leurs intérêts au bénéfice de la société tout entière. Bref, une certaine idée du progrès.
Tocqueville distingue trois catégories de sciences pures, plus théoriques et abstraites; les sciences appliquées, des sortes de vérités générales qui découlent des théories pures, mais plus proches de la pratique et les procédés d’application et d’exécution des tâches (les techniques). Il observe que les premières réclament temps, patience, méditation, alors que les secondes réclament immédiateté et utilité. Pour lui, là où l’aristocratie favorise les sciences pures, car elle s’inscrit dans la durée, la démocratie favorise le court terme, l’efficace (pensons aux promesses et aux réformes de nos gouvernements). Certes, le nombre de scientifiques augmente en démocratie : un plus grand nombre accède à l’éducation, mais au détriment de la recherche théorique. Cette quantité de petits efforts individuels n’empêche d’ailleurs pas l’accomplissement de grandes choses, note-t-il.
Conclusion : pour compenser cette pente naturelle, les dirigeants politiques doivent encourager la recherche scientifique à long terme, poussée par la curiosité et qui mène aux grandes découvertes, et non pas seulement la recherche simple de solutions pratiques. On comprend mieux ainsi la dérive utilitariste de nos systèmes d’éducation (cours de finances personnelles au secondaire, multiplication des DEC techniques, disparition des départements de philosophie ou de sciences pures dans les universités). Nos démocraties ont développé la capacité d’inventer des procédés, de trouver de nouvelles formules... Pourquoi gâcher cet acquis?
Les sciences pures elles-mêmes n’ont pu se défendre que grâce au regroupement de scientifiques en association — un droit hautement démocratique. Et, ô surprise, c’est dans le monde anglo-saxon, d’abord en Angleterre en 1831, puis aux États-Unis en 1848, que sont créées les premières associations de ce genre. Les mêmes qui ont organisé récemment « La Marche pour les sciences ». Au Canada, ce sont les francophones qui créent en 1923, sous l’égide du frère Marie-Victorin, l’Association Canadienne française pour l’avancement des sciences.
C’est ce que cela a pris au fil des décennies pour contrer les pensées rétrogrades, anti-scientifiques, sans réussir pour autant à les éradiquer, comme on peut s’en apercevoir, ici chez nos conservateurs ou ailleurs, chez les Trumpiens. Il arrive que l’être humain soit son propre bourreau en la matière, éteignant lui-même les lumières de la raison et de la pensée critique qui le font grandir. Rien de très démocratique là-dedans : d’une certaine façon, toutes les voix ne sont pas égales.