ÉDITORIAL
Enseigner la liberté d’expression : à quel prix ?
Le blasphème (injures impliquant Dieu et ses représentants) n’a jamais été formellement réprimé par l’Église catholique. Il fallut attendre la fin du Moyen âge pour voir les gouvernants européens instrumentaliser ces délits pour des raisons personnelles et/ou politiques. On peut remarquer que les choses ont changé à partir du moment où religion et politique ont été associées, comme aujourd’hui en Thaïlande ou en Birmanie, avec le bouddhisme d’état. Si les polythéismes se sont bien accommodés du blasphème au cours de l’histoire, le judaïsme, lui, le réprouve clairement dans le Deutéronome (livre V) et le punit de lapidation dans le Lévitique. Jésus Christ lui-même sera crucifié pour blasphème, pour avoir paru contester la foi en un Dieu unique.
Après des siècles de répression, en France, grâce à la loi du 29 juillet 1881, qui établit une complète liberté d’expression, les journaux satiriques peuvent s’emparer en toute légalité de la chose religieuse — autant que politique — pour la tourner en dérision. Dans les années 1970, on introduit toutefois dans le droit français un nouveau délit de « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence ». Dès lors, n’importe quelle association « représentative » pourra porter sa cause devant un tribunal.
Quoi qu’il en soit, depuis la fin du XXe siècle, c’est au tour de l’Islam extrémiste de lancer des fatwas, depuis l’Iran ou ailleurs au Moyen-Orient : sentences qui peuvent être prononcées à distance par des responsables religieux. Sans débat contradictoire, elles équivalent à un appel au meurtre au nom de la justice divine. On se souviendra de celle lancée en 1989 contre l’écrivain britannique Salman Rushdie, mais aussi des autres, lors de la publication des caricatures de Mahomet au Danemark (cause de l’attentat contre Charlie Hebdo à Paris, en 2015), ou dans l’« affaire Mila », où une adolescente de Lyon a été persécutée pour avoir proféré quelques considérations malveillantes à propos de l’Islam, sur sa page Facebook, en 2019.
Il y a deux semaines, nous sommes passés à la vitesse supérieure. En effet, un enseignant du secondaire — toujours en France — a été décapité, dans la rue, en plein jour, pour avoir osé aborder la liberté d’opinion et de la presse en classe, en utilisant l’une des caricatures publiées à par Charlie Hebdo. À noter qu’il avait demandé aux élèves musulmans, qui auraient pu s’en offusquer, de sortir un instant pendant qu’il la montrait, avant de les faire rentrer et participer à la discussion…
OK, le coupable était un fondamentaliste, un extrémiste, et ils sont tous aussi dangereux, quelle que soit leur religion. Mais comment ce gars-là s’est-il autorisé de perpétrer un tel geste ? Qu’est-ce qui lui a laissé penser qu’il représentait une opinion largement partagée, sinon que, pour la grande majorité des musulmans, représenter le prophète reste effectivement un crime ? Et cela, même si des portraits de Mahomet ont existé, notamment dans le monde chiite : on pouvait encore en trouver des affiches sur les marchés, en Iran, dans les années 1980 !
En France, le recteur de la mosquée de Paris lui-même plaide pour que « Charlie Hebdo continue d’écrire, de dessiner, d’user de son art et surtout de vivre. ». La liberté d’expression, donc de presse, doit prévaloir. Il est toujours bon de le clamer haut et fort… et de le pratiquer.