ÉDITORIAL
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L’Action de grâce est une date importante du calendrier en Amérique du Nord. Le plus souvent, c’est ici, au Québec, l’occasion de se réunir en famille ou entre amis autour d’une table, éventuellement garnie d’une bonne grosse dinde. Sauf pour les plus chrétiens d’entre nous, nous perpétuons une tradition religieuse sans le savoir, sans en connaitre les tenants et les aboutissants.
Or, regarder par-dessus son épaule occasionnellement et jeter un œil curieux sur notre passé peut nous en apprendre beaucoup sur nous-mêmes… Pour tout dire, on peut déjà être étonné qu’une telle tradition ait pu non seulement perdurer, mais également se généraliser à tout le continent, alors qu’elle trouve son origine dans les usages d’un minuscule groupe de fondamentalistes chrétiens, persécutés par leur roi, au XVIIe siècle. À l’époque, ceux que l’on a appelés les « pilgrims fathers » avaient vite abandonné toute velléité de « vivre leur foi » en Europe tant elle était inhospitalière : elle était ravagée par des guerres de religion entre catholiques et « réformés » (protestants), qui avant 1650 auraient fait des dizaines de millions de morts. Et ces 102 croyants réformés anglais décident rien de moins que de créer une « Nouvelle Jérusalem ». Ils voient l’Amérique comme la terre promise ! Tout au moins la Virginie, cette nouvelle colonie anglaise que la Compagnie de Virginie est chargée de peupler. En chemin, ils rédigent et s’accordent sur les principes de fonctionnement — assez démocratiques — de leur future société, réunis dans le Mayflower Compact Act. Ils accostent finalement dans le Massachusetts, près de Cape Cod. Tout comme les Français à leur arrivée un siècle plus tôt, dès le premier hiver, c’est l’hécatombe. La communauté ne doit son salut qu’à la générosité des Autochtones, qui lui fournissent dindes sauvages et maïs. Dés l’année suivante, en 1621, est donc institué un « Thanksgiving Day », qui va se perpétuer chaque année jusqu’à l’indépendance des États-Unis.
En 1789, George Washington proclame le premier « Jour de l’Action de grâce » sous la nouvelle constitution; près d’un siècle plus tard, en 1863, après la bataille de Gettysburg, Abraham Lincoln le transforme en fête nationale afin de ressouder le peuple américain, et l’établit le dernier jeudi de novembre. En 1941, Franklin Roosevelt déplacera cette célébration au quatrième jeudi, surtout pour ne pas empiéter sur la préparation des fêtes de Noël. Tout cela parait à l’œil nouveau comme un fait sociétal très étatsunien, très chrétien, très blanc. Et vu d’ici, au Canada, on pourrait se demander ce que cela peut avoir à faire avec nous… Après tout ni notre héritage autochtone ni notre passé français ou anglais ne semble nous prédisposer à cela.
S’il est vrai que la dinde est un animal d’ici, plus industriel que sauvage aujourd’hui dans notre assiette, et que l’on trouve également au Canada des baies, comme les traditionnelles airelles, et des patates douces, pourquoi notre société si diversifiée religieusement et multiethnique se devrait-elle d’imiter les Étatsuniens ? Avoir changé la date de l’Action de grâce pour le deuxième lundi de novembre, cela ressemble même plutôt à une sorte d’appropriation culturelle que je m’explique mal. Est-ce le résultat de la pression du lobby de la dinde ? L’œuvre d’une minorité de blancs protestants au pouvoir ? L’opportunité créée par une société séculaire d’ajouter quelques congés supplémentaires à une année qui en est singulièrement dépourvue ? Le mystère reste entier.