ÉDITORIAL
L’esclavage dans les faits
Gardons-nous d’amalgamer l’Occident, et en particulier les Européens, avec l’esclavage, comme si les « blancs » avaient inventé cette oppression. Cela ne signifie pas que leur rôle est négligeable, et donc pardonnable. Quant aux États-Unis, l’esclavage et le racisme y ont revêtu d’autres oripeaux encore, comme celui du tristement célèbre Ku Klux Klan. Le fait est qu’entre la résurgence publique d’une droite radicale, ultranationaliste et xénophobe, les mouvements « racialistes » de gauche et les nombreuses diasporas dues aux déplacements de population (guerres, climat, crise économique…), le sujet est devenu brûlant.
Déjà dans l’Antiquité, l’esclavage est une institution répandue, qui résulte principalement des guerres : les vaincus devenant les serviteurs de leur vainqueur et maitre. Au Moyen-âge, les Européens, mais aussi les Arabes et les Mongols, profitent des états faibles, voire absents, dans les Balkans et en Europe orientale pour faire des razzias… En Afrique subsaharienne, à cause de l’abondance des terres et de la rareté des hommes, le nombre d’esclaves et de femmes détermine alors le rang social. Lorsque les Arabes musulmans entrent en contact avec les chefs africains au VIIIe siècle, ce sont des êtres humains et de l’or qui sont les premières marchandises, en échange de biens manufacturés en Orient. Noir et esclave sont d’ailleurs depuis synonymes en arabe. Au passage, on se rappellera que la « malédiction de Cham », tiré d’un épisode de la « Genèse », dans la Bible, reprise par des théologiens musulmans médiévaux, est à l’origine d’un certain racisme anti-noir justifié par la religion, que les planteurs blancs des Amériques utiliseront pour justifier la traite des noirs à partir du XVIIe siècle.
À la fin du Moyen âge, les Européens sont informés de l’existence de l’esclavage, du fait de l’intensification des échanges commerciaux autour de la Méditerranée, et s’en accommodent tout en le réprouvant. Ce sont les Portugais qui, les premiers, se lancent dans ce commerce à la fin du XVe siècle, afin de servir des esclaves noirs comme main d’œuvre dans leurs plantations sucrières, y compris au large du Kongo, à Sao Tomé, où des Africains christianisés possèdent eux-mêmes des esclaves. Arrivés au Brésil, les Lusitaniens reproduisent le même schéma ; les Espagnols y voient une source de revenus et c’est ainsi que nait ce qui sera appelé plus tard le commerce triangulaire. Bien qu’elle soit condamnée par l’Église catholique, cette « traite atlantique » contribue grandement à l’économie de marché, libérale et mercantiliste qui a accouché du capitalisme : tout est marchandise, tout est capital ou ressource à exploiter.
Chez les Français et les Anglais, plus humanistes (ou hypocrites), l’esclavage est réprouvé moralement, mais appliqué par confort. Alors, Colbert, ministre de Louis XIV, fait rédiger un « Code noir », restreignant l’arbitraire des propriétaires. Un siècle plus tard, La Convention conférera la citoyenneté française aux « libres de couleur » et abolira l’esclavage. Les pratiques continueront néanmoins. Au même moment, les Américains offrent (seulement) aux « free white persons » la citoyenneté par le Naturalization Act.
Ironie de l’Histoire, les régions du monde qui ont pratiqué l’esclavage (ou le pratiquent encore) sont parmi les plus pauvres : du sud des États-Unis à l’Inde, en passant par la péninsule ibérique, l’Amérique tropicale, l’Afrique sahélienne et le Moyen-Orient. Asservir des êtres humains n’enrichit pas durablement et empêche le progrès social. Au lieu de se disputer sur un passé révolu, combattons plutôt l’esclavage moderne.