ÉDITORIAL
La dictature de l’émotion
Combien de fois vous êtes-vous mordu les doigts d’avoir twitté ou encore laissé un commentaire trop rapidement sur Facebook? Pourtant, on a tellement envie de répondre, on brûle de « liker » sous le coup de l’émotion… Et je dirais, c’est bien ça le problème.
Non pas que je refuse les sentiments ou les émotions. Les repousser dans un recoin de notre esprit ne ferait probablement que les renforcer, et gare quand ils ressortiraient, hors de notre contrôle! Il est humain de se sentir bouleversé, en colère, choqué, triste ou immensément heureux. Mais se contenter de réagir sur les réseaux sociaux… Quelques émoticônes en guise de réflexion et le tour est joué! Pourquoi les médias, y compris d’information (en particulier télé et radio) laissent-ils de plus en plus place à l’émotion, au détriment des analyses? C’est le règne du « fait divers » oublié au bout de quelques heures. Le fait divers est factuel, rapide, facile à raconter, mais il ne permet pas de comprendre en profondeur les évolutions sociales, économiques ou politiques.
Les hommes et femmes politiques deviennent ainsi de véritables personnages, dont la vie personnelle est année après année plus exposée. Parfois d’une manière volontaire, et quand cela se peut, afin d’attirer la sympathie. Faire de la politique consiste en partie à être convaincant (grâce à la rhétorique) certes, mais avec quelles limites? Attirer la compassion, ou le mépris, comme on l’a vu dans les derniers jours de campagne de la part du PQ à l’endroit de Manon Massé et de QS, ou de la part du PLQ, quitte à mentir, n’est qu’une stratégie parmi d’autres pour détourner le vote. On pourrait discuter d’intégrité alors, mais là n’est pas mon point.
Le fait est que notre société vit une époque où le débat public se résume souvent à partager nos émotions. Nous nous indignons, nous pleurnichons, et ce faisant, nous oublions de réfléchir aux tenants et aux aboutissants des situations qui nous touchent. À cet égard, l’actualité locale des deux dernières semaines nous a également fourni son lot de pathos. Pensez aux tornades qui ont ravagé notre région, ou encore – conséquences des premières – aux manifestations des étudiants de l’école secondaire De l’Île devant la CSPO, en désaccord avec le transfert des élèves de l’école secondaire Mont-Bleu à De l’Île. Nous abreuver des images à leur propos ne remplace pas la réflexion nécessaire avant toute initiative.
Dans notre monde multipolaire, comprendre les grands enjeux nécessite la clarté d’esprit qui permet de faire des liens et d’en saisir la complexité. Or nous baignons dans la « psychologisation ». Les émotions peuvent être trompeuses; si elles peuvent paraître authentiques (et déclencher une saine réaction), elles ne constituent qu’une ré-action. Les larmes troublent la vue, brouillent le regard. Celles du repentir de Justin Trudeau, quand il s’excuse auprès des Premières nations, ne valent que si elles sont suivies d’actions concrètes…
Alors, prenons le temps, mettons un peu de distance et retenons notre main au moment d’appuyer sur « J’aime ». Écouter les victimes, les comprendre est essentiel, mais de grâce, n’exacerbons pas les discours sur les minorités; on ne peut bâtir une politique sur une impression ou une émotion, aussi justifiée soit-elle. Quid de l’intérêt général? Nous pleurons beaucoup, mais nous ne voulons plus changer le monde.