ÉDITORIAL
La mort d’un poète : Liu Xiaobo (1955-2017)
Une voix a été éteinte, comme on souffle sur une bougie dont la flamme a longtemps résisté. Sans trop de bruit, avec insistance, le gouvernement chinois a éteint la vie de Liu Xiaobo, lauréat du prix Nobel de la paix 2010.
Qu’avait-il de si dangereux cet homme-là, dont le métier était d’écrire? Comment de simples mots, mis les uns à côté des autres, peuvent-ils constituer une menace, quand on sait que ce sont les actes concrets qui tuent? Essayez voir : lancez un mot à quelqu’un, parent, ami, collègue ou voisin! En mourra-t-il? Au pire, son ego en sera-t-il blessé.
Qui était donc Liu Xiaobo, ce personnage à ce point subversif qu’il fallut l’emprisonner, le torturer, le priver de soins jusqu’à sa mort pour le faire taire?
Liu Xiaobo est né en Chine à Changchun un 28 décembre 1955, sous Mao-Zedong, le fondateur de la Chine communiste. Après une enfance des plus banales, il est devenu professeur d’université… Le reste de sa vie, il l’a passé à écrire, comme journaliste, essayiste et poète. Et il a défendu les droits de l’homme, ce qui nous semble évident et facile. Ah, oui, il était également allergique aux tortues de mer, y croyez-vous? Une allergie mortelle d’ailleurs.
En 2009, il a été condamné à onze ans de prison pour avoir défendu la liberté d’expression : « La liberté d’expression est la base des droits de l’homme, la racine de la nature humaine et la mère de la vérité. Tuer la liberté d’expression revient à insulter les droits de l’homme, étouffer la nature humaine et supprimer la vérité ». Donc son crime se résume à avoir parlé, écrit et demandé la tenue d’élections démocratiques. Tout simplement. Les mots peuvent donc nous faire mourir. Autre exemple : Qui donc est ce jeune homme pris hasard en photo/ Debout devant les tanks/ Il lève le bras/ Bouleversant le monde entier/ Mais personne si ce n’est la gueule du canon/ N’a pu voir son visage (« Mémoire », 3 juin 1995).
Même si la traduction ne peut tout à fait rendre le rythme, la musicalité ou les images, on sent dans ces vers l’urgence d’écrire pour dire les choses, aussi horribles puissent-elles être (ici, la référence à Tian’anmen est claire), pour dire le monde qui nous entoure, souvent à une échelle individuelle et contingente. Rendre hommage aux morts dans le cas présent, mais aussi, dans d’autres poèmes, aborder des valeurs universelles : la fraternité, la liberté, la révolte, etc.
Moi qui ai suivi une formation de lettres et de philosophie, en tant qu’écrivain et poète (à mes heures), ça me bouleverse. L’artiste a un rôle sacré dans toute société; ce rôle chez un poète se réalise dans la création verbale. Le poète est à la fois et inutile (d’un point de vue pratico-pratique) et essentiel. Le poète nous assène la vérité, creuse en dedans de notre âme, réveille notre humanité.
À cet égard, Liu Xiaobo me rappelle beaucoup René Char, mon poète préféré. Une grande figure de la poésie française, en marge du mouvement surréaliste et officier dans la résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale. Grand penseur et adepte des aphorismes tels que : « L’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne »; « Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux » ou encore : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront ». Comment ne pas voir ici la nécessité subversive et fatale de la poésie?