ÉDITORIAL
Le bruit et la couleur
Belle victoire! Betty Bonifassi - créatrice et interprète principale de Slav, qui recueille et diffuse les chants des minorités noires opprimés depuis 20 ans – a vu son spectacle subir l’opprobre, avant que d’autres artistes invités se retirent du Festival de jazz de Montréal pour exprimer leur désapprobation et que finalement le spectacle soit retiré de l’affiche.
Victoire contre Slav alors? Convenons premièrement que le problème est moins la performance sur scène que le processus : la création sans consultation de la communauté noire et la promotion du spectacle très axée sur Betty Bonifassi et Robert Lepage, plus que sur le contenu ou leur message… ou la couleur des interprètes. « Odyssée théâtrale à travers les chants traditionnels afro-américains », Slav racontait une partie de l’histoire des noirs en Amérique du Nord, depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui. Son message? Un «Hommage […] à la musique comme outil de résilience et d’émancipation».
Par principe, comme qu’auteur, l’idée que l’on bride ma créativité ainsi me répugne. Évidemment, pour un récit réaliste, je m’informerai du mieux possible sur la réalité que je dépeins. En demander l’autorisation? C’est à voir… Que l’on me fasse confiance! Pas de procès d’intention, surtout si mon but n’a rien d’insultant, d’agressif ou méprisant. Si l’Art devait se soucier de faire plaisir à la société, à la norme, bien des œuvres majeures n’auraient jamais vu le jour, et leur auteur restés dans l’ombre : Cooper, Conrad, London, Buzzati, Hugo, Montesquieu, Voltaire, Olympe de Gouges, Louis Hémon, plusieurs récipiendaires du Goncourt et du Nobel; Ernst, Hamilton, Delacroix, Da Vinci, Gauguin; les adaptateurs des textes de Shakespeare; tous les acteurs de couleur qui incarnent des personnages d’autres cultures; enfin, tous les musiciens blancs de jazz et de blues… Et l’universalité des œuvres d’art?
D’accord, comme pour l’humour, c’est la personne ou le groupe visés qui constituent les indicateurs de réussite. Si le public concerné en rigole aussi, alors la blague est bonne, sinon… Son auteur doit se poser des questions. Et pour avoir lu l’entrevue de l’étudiante et auteure dont l’article a déclenché la levée de boucliers, Marilou Craft, il s’agissait initialement de se questionner sur la démarche plus que de la juger. Entretemps, certains regroupements communautaires ou antiracistes ont récupéré ses propos pour en extrémiser le discours; l’insulte s’est ajoutée aux questions. Lorsque les tenants de la liberté de pensée, et donc de parole, sont montés eux aussi aux barricades, la surenchère dans les mots a gagné les deux bords.
Deux petites remarques : 1) Quelle « autorité » sur l’esclavage consulter? Personne, ici au Canada, n’a vécu l’esclavage lui-même, sinon les effets d’un certain racisme 2) en quoi faire chanter des noirs pour parler de l’histoire des noirs serait une garantie d’authenticité ou de qualité d’interprétation? L’indignation ou la capacité à incarner un rôle dépendent-elles de la couleur de peau? Cela me semble justement assez raciste comme postulat.
Disons-le franchement, tout ce tapage, bien qu’utile pour éveiller les consciences et fondé sur de bonnes intentions, reste une forme de censure. Une censure libérale. Le vrai problème n’est pas Slav, mais le fait que des projets issus des minorités culturelles ne trouvent pas forcément le financement, l’écoute ou le support d’un Robert Lepage pour voir le jour. Bref, ne nous trompons pas de combat.