Le nouveau jugement de la Cour supérieure du Québec interdisant les interceptions routières sans motifs valables salué par la communauté gatinoise
Sonia Roy
C’est un jugement hautement attendu qui a été rendu le 25 octobre 2022 par l’honorable juge Michel Yergeau, mettant ainsi fin à un procès de 21 jours pendant lequel ont été entendus de nombreux témoins qui avaient en commun deux choses : le nombre surréel d’interceptions routières sans motifs réels auxquelles ils ont été soumis depuis leur possession d’un permis de conduire valide et la couleur de leur peau. Le juge Yergeau de la Cour supérieure du Québec, dans un jugement de 170 pages, a officiellement annoncé l’interdiction de toute interception policière routière sans raisons valables, un privilège dont les corps policiers jouissaient depuis longtemps. Ces interventions, qui laissées à la discrétion des agents de la paix, ont été questionnées légalement une première fois en 1988 par la Cour supérieure, qui avait à l’époque conclu à la pertinence d’un tel privilège (nommé « détention arbitraire »), ainsi qu’une deuxième fois en 1990, alors que l’arrêt Ladouceur entre en jeu et solidifie une fois de plus la position de la Cour (bien que cette fois-ci plus divisée sur la question d’arrestation routière sans motifs, à 5 juges contre 4).
Depuis l’arrêt Ladouceur, un phénomène précis est aujourd’hui reconnu comme guidant, de façon inconsciente ou non, les interventions policières lors d’interceptions routières sans motifs valables : il s’agit du profilage racial. À la fois fléau sociétal et biais cognitif, le profilage racial repose sur des préjugés associés à la couleur de la peau et est vécu sur une base quotidienne par les personnes BIPOC (black, indigenous and people of colour), de manière démesurée lorsque ces dernières sont derrière le volant. Le juge Yergeau explique: « Vécu comme un stigmate par les collectivités noires, il (le profilage racial) marque à la fois le cœur et l’esprit de leurs membres qui perçoivent très tôt dans la vie que la loi ne s’applique pas à eux comme aux autres et que la liberté n’est pas garantie de la même façon selon qu’on est noir ou blanc ». Joseph-Christopher Luamba, un étudiant qui, au cours de l’année 2019, a été arrêté sur la route à trois reprises sans motifs réels et sans jamais recevoir de contraventions, est à l’origine de la plainte. Lors du procès, 12 autres témoins (toutes des personnes noires), ont relaté à la cour des expériences semblables. Une tendance est claire : à de nombreuses reprises, les témoins croisent une voiture de police et ont souvent un contact visuel avec les agents du véhicule. Ces derniers se placent derrière la voiture du conducteur noir (en faisant même parfois demi-tour en pleine rue) et procèdent à son interception quelques moments plus tard. Les témoins, en plus de leur couleur de peau et du traumatisme qu’ils partagent, se font rarement remettre une contravention et s’ils en reçoivent une, c’est souvent suivant un mécontentement ou un questionnement exprimé vocalement à l’égard des agents.
Ces témoignages et la littérature volumineuse (études de cas, statistiques, tendances) déposée en preuve ont permis à la Cour supérieure du Québec de trancher : les interceptions routières sans motifs réels seront maintenant interdites. « La règle de droit autorisant les interceptions routières sans motif réel, au sens du présent jugement, viole les droits garantis par les articles 7 et 9 et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés sans pouvoir être justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique et qu’elle est de ce fait invalide », peut-on lire dans le jugement du Juge Yergeau. Également, le jugement « déclare inopérants la règle de common law établie par l’arrêt R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257 et l’article 636 du Code de la sécurité routière ». Les corps policiers provinciaux ont un délai de 6 mois pour se soumettre à cette décision et pour apporter les changements nécessaires à leurs procédures et protocoles d’intervention.
Du côté de Gatineau, cette décision est bien reçue. Bien que le Service de police de la Ville de Gatineau (SPVG) mentionne devoir attendre certaines orientations du ministère de la Sécurité publique, Mariane Leduc, responsable des communications et des relations avec la communauté du SPVG, explique au Bulletin que ce jugement va dans le même sens que les politiques du SPVG : « Au nom de la direction [...], je tiens à réitérer que nous prenons très au sérieux ce jugement et que nous sommes en communication avec tous nos partenaires provinciaux par l’entremise de divers comités. ». Quant aux pratiques du SPVG, elle note : « Le profilage ethnoculturel, social et sexuel n’est en aucun cas toléré. Par conséquent, tout policier ou employé civil qui ferait du profilage ou qui tiendrait des propos inappropriés ou discriminatoires, ou qui commettrait des gestes en ce sens, devra en subir les conséquences. [...] Tous nos policiers ont suivi récemment une formation sur les interpellations policières dans laquelle il leur est enseigné que les interpellations doivent être basées sur des motifs, et que, par conséquent, les outils et pouvoirs à leur disposition doivent toujours être utilisés à bon escient dans le but de combattre la criminalité et rendre nos routes et communautés toujours plus sécuritaires. ».
Également rejointe par le Bulletin, Tiffany-Lee Norris Parent, conseillère municipale du district de Touraine et présidente de la Commission du vivre-ensemble de Gatineau, n’a eu que des bons mots concernant la décision de la Cour : « C’est clair que la question du profilage racial, c’est une préoccupation ici à Gatineau, comme ça doit l’être partout d’ailleurs. », note-elle d’emblée. « Ce sont des pratiques ou réflexes qu’on ne peut pas tolérer, mais qui existent malheureusement encore, et dans ce sens toute étape qui nous permet de progresser est la bienvenue. Il reste encore beaucoup de travail à faire, mais je suis encouragée par l’ouverture du SPVG à améliorer ses pratiques, à mieux former les policiers, etc. », poursuit-elle. En ce qui a trait à l’impact de ce jugement sur les services de la Ville de Gatineau, la conseillère mentionne travailler de concert avec sa collègue Olive Kamanyana (district du Carrefour-de-l’Hôpital) dans la révision des procédures d’embauche et de sélection des membres au sein de la Ville afin de mieux représenter la diversité gatinoise. Elle note aussi la première formation en diversité offerte aux élus du conseil municipal en compagnie de sa collègue Bettyna Bélizaire (district du Plateau). « Ce que je retiens, c’est que ça renforce un message, on reconnaît qu’il y a des problèmes et des pratiques à changer dans nos institutions, et on s’y attaque. C’est vrai au service de police, c’est vrai à la Ville. » conclut Tiffany-Lee Norris Parent.
Légende photo : Tiffany-Lee Norris Parent, conseillère municipale du district de Touraine et présidente de la Commission du vivre-ensemble
Crédit photo : Sonia Roy