ÉDITORIAL
Mais que sont donc nos « petits hommes » devenus? (2)
Quoi de plus important que notre progéniture? Que ne donnerions-nous pas pour la préserver des agressions du monde? Que ne ferions-nous pas pour qu’elle développe son plein potentiel? Nous, parents, faisons le taxi toute la sainte semaine; achetons à nos enfants peu ou prou ce qu’ils veulent (en général confondu avec ce dont ils ont besoin); leur faisons vivre des expériences variées et intenses; sommes là au moindre bobo; les inscrivons dans ce que nous pensons être les meilleurs programmes dans les meilleures écoles… Mais feront-ils mieux que nous plus tard, en tant que citoyens, consommateurs, parents et professionnels, quand ils seront adultes?
Cette mentalité n’est pas nouvelle. À l’aube de l’époque moderne, au XVIIe, la mutation s’opère, l’enfant devient objet de l’affection filiale : de plus en plus de parents (surtout dans la petite bourgeoisie) se mobilisent afin d’offrir une véritable éducation. Au sommet de la société, Louis XIV aura quand même un professeur privé par matière : arts, religion, histoire, musique, escrime, danse. Pour le reste de la population, ce sont des prêtres qui dispensent l’instruction, dans des structures qui se complexifient au fil des décennies. Par exemple, les jésuites furent longtemps reconnus comme des pédagogues hors pair, y compris au Québec récemment.
Au XVIIIe siècle, avec l’avènement des sciences, les enfants deviennent objets d’étude : on les teste, on les observe, on les choie comme des petits chiens. Rappelez-vous, l’Enfant Jésus est passé par là… Et enfin arrive Rousseau : l’enfant naît innocent, c’est la société qui le corrompt; donc, fini l’adulte en réduction, il faut le respecter en tant qu’enfant, et respecter sa liberté, quitte à ce qu’il se tienne loin des livres… Associé à l’empirisme anglo-saxon d’un Locke, il suffit de lui laisser vivre sa vie sans contraintes pour qu’il devienne un adulte épanoui. Cela vous rappelle-t-il une certaine situation?
À l’inverse, à cette époque, l’enfant reste exposé à quantité de situations dures et dramatiques. Il faudra attendre 1829 en Angleterre, 1841 en France (Aylmer naissait) pour qu’une première loi soit déposée, après des luttes syndicales et sociales, grâce à l’engagement d’écrivains tels Hugo, Malot ou Dickens. Désormais, les enfants de moins de 8 ans ne travailleront plus, ceux de moins de 12 ans, 8 heures maximum par jour, et 12 heures pour les moins de 16 ans! Et dans la foulée, la scolarité devient obligatoire jusqu’à 12 ans. Le capitalisme industriel domine : on veut le coût de revient le plus bas pour le bénéfice le plus haut. Les employeurs d’aujourd’hui sont-ils si différents avec nos jeunes de 14, 15 ou 16 ans? En prison, jusqu’à la même époque, les enfants délinquants restent avec les adultes ; combien de personnes encore aujourd’hui pensent qu’un criminel mineur, comme un meurtrier, devrait essuyer la même peine qu’un adulte? Après la Deuxième Guerre mondiale, enfin, on pense à l’éducation avant la sanction!
Au XXe siècle, la psychanalyse inspire les pédiatres. Françoise Dolto invente le « complexe du homard » : les adolescents sont comme ces crustacés à la carapace dure, mais qui pendant leur mue, ont la chair si tendre. De fait, notre société du loisir hypermatérialiste et postmoderne leur offre sur un plateau de bien belles tentations; non seulement les enfants sont vraiment désirés, mais ils sont programmés, voire sélectionnés sur le profil génétique du père. Ils vivent dans des familles recomposées, où l’émancipation peut se faire attendre (« Tanguy » et autres « adulescents »)… Ils n’ont jamais été aussi libres, mais sont-ils conscients des chaînes qu’ils ont déjà aux pieds en devenant adulte?