ÉDITORIAL
«Nous ne sommes pas comme ça!»
Voilà ce que plusieurs pensent du comportement d’Alek Minassian, cet homme solitaire qui a loué un camion pour percuter et tuer des passants à Toronto la semaine dernière. Et oui, c’est arrivé près de chez nous... La première ministre de l’Ontario, Kathleen Wynne, a exprimé la même idée en disant : « C’est quelque chose d’inquiétant, qui n’est pas emblématique de ce que nous sommes comme ville ou comme province ». Donc, nous n’avons rien en commun. Même si de prime abord, on comprend l’intention de Mme Wynne, et l’on ne peut qu’y adhérer, on peut aussi s’interroger…
Ainsi, rappelons-nous le personnage à la double personnalité du docteur Jekyll / Mr. Hyde, dans le roman éponyme de Stevenson. Ce personnage plus qu’inquiétant est emblématique de la société victorienne de la fin du XIXe siècle, toutefois personne n’oserait se reconnaître en lui. Cependant, le message est relativement clair : le mal est en chacun de nous et les conventions sociales, l’éducation qui forment notre conscience individuelle, permettent de refouler les mauvais instincts.
Un roman est comme « un miroir que l’on promène le long d’une route » (Stendhal); il reflète ce que nous sommes. Dans le cas de L’Étrange cas du docteur Jekyll et Mr. Hyde, ce dernier représente l’inconscient sans bornes, fait de désirs et de pulsions à rassasier; Utterson, le notaire-enquêteur et narrateur, symbolise la conscience qui permet à l’être humain de vivre en bonne intelligence avec ses congénères, en respectant les règles et le Docteur Jekyll balance entre les deux extrêmes: il essaye de composer avec les caprices de M.Hyde et les codes d’une société rigide.
La grande différence est que la transformation de ce personnage dans le roman repose sur une potion magique, mais cet élément pourrait très bien représenter toutes les choses qui affaiblissent la conscience (drogues, croyances ou idéologies, médias, univers numériques) et laissent le champ libre à l’inconscient. Si je n’adhérais pas si peu à l’analyse freudienne, je parlerais de lutte intérieure que mène le Moi, tiraillé entre le Ça et le Surmoi. Alek Minassian, dans son délire d’« Incel », semble avoir voulu s’en prendre aux femmes, boucs émissaires séculaires, dans la lignée d’une misogynie qui dure depuis trop longtemps, dans notre société patriarcale.
Ce faisant, un parallèle peut être également fait avec un autre grand criminel de l’époque victorienne, un tueur en série qui a réellement existé et dont tout porte à croire qu’il faisait partie de l’intelligentsia londonienne, un chirurgien probablement : Jack l’Éventreur. On attribue à coup sûr au tueur de Whitechapel cinq meurtres de femmes, des prostituées pour être exact. Certains en ajoutent six qui ont eu lieu dans le même quartier de Londres et même d’autres encore… Vous voyez où je veux en venir? Ce criminel n’était pas fictif, lui. Bref, même les plus marginaux des criminels restent des êtres humains. Comme nous donc. On peut leur trouver des défauts génétiques, des circonstances diverses venues de la petite enfance, de leurs relations sociales, de leur éducation, il n’en reste pas moins qu’ils sont comme nous. Est-ce trop dur de l’admettre? En restant dans le déni, l’on empêche une véritable réflexion qui nous conduirait à comprendre comment un individu lambda peut passer à l’acte et enlever la vie à son prochain.