ÉDITORIAL
Plusieurs raisons de...
Il y a deux ans pile, mon maitre d’armes, Pierre Iwao Simon, mourrait dans son sommeil, chez lui, entouré de son épouse et des pratiquants du dojo, ses élèves. Il luttait contre la maladie de Lou Gehrig, une maladie incurable… et mortelle. Il avait peu à peu perdu en quelques années le contrôle de tous les muscles de son corps; il était sous oxygène presque 24 heures sur 24. Surtout, il aurait pu continuer ainsi plusieurs mois. Mais il avait choisi d’arrêter tout traitement.
Il y a peu, j’ai eu une longue discussion avec ma fille ainée, étudiante au cégep, à propos de la nouvelle Le Fusil de chasse de Yasushi Inoué. Dans ce récit célèbre à la structure enchâssée, l’intrigue tourne autour de la relation adultère d’un homme, à qui trois femmes (son épouse, sa maitresse — cousine de la première — et la fille de sa maitresse) vont envoyer une lettre. On pourrait penser que le livre porte sur cet homme; en fait, le personnage le plus intéressant est probablement sa maitresse, qui finit par se donner la mort. Savez-vous d’ailleurs que loin de la morale judéo-chrétienne de notre société occidentale, chez les Japonais, le suicide est considéré comme une manière honorable de mettre fin à sa vie?
Deux semaines passées, tous les parents de la CSPO ont reçu un courriel appelant à la vigilance à propos des effets possibles sur les jeunes d’une série télé produite par Netflix, Treize raisons (en anglais Thirteen reasons why). C’est également paru dans le Bulletin. La première saison de ce feuilleton de 13 épisodes raconte rétrospectivement le cheminement d’une adolescente nord-américaine jusqu’à son suicide. Le scénario en est habile : elle envoie un paquet de cassettes audio à ses anciens « amis » afin de les faire culpabiliser sur leur rôle dans sa tragédie personnelle; ils doivent se les communiquer les uns aux autres, comme une longue chaîne morbide… et de responsabilités. C’est une histoire d’intimidation, de rumeurs, de jugement sur les apparences, d’amours et d’amitiés plus ou moins ratées, sur fond de médias sociaux omniprésents et toxiques. Avec du suspense, un certain réalisme… et en point d’orgue, le suicide comme seule option.
La concordance de ces trois évènements m’a fait réfléchir. Je ne crois pas aux coïncidences. Quel en était le sens? La mort est toujours là, tapie dans l’ombre de nos consciences occupées par les tracas quotidiens et les tâches routinières. On finit par oublier qu’elle rôde, à l’affût, et peut nous toucher n’importe quand. Nous oublions souvent le pouvoir de gestes ou de paroles que nous jugeons anodins, mais qui dans certaines circonstances ou en présence de certaines personnes, peuvent blesser profondément. Je suis le premier à demander à mes élèves d’être gentils entre eux. En effet, les adolescents veulent paraître forts en société, plus encore que les adultes (qui s’assument mieux normalement), mais ils se sentent fragiles au fond, mal à l’aise ou inadéquats dans la plupart des situations de la vie courante… Le regard d’autrui est d’autant plus important dans ces conditions.
Adolescents ou adultes s’habituent trop vite à communiquer (y compris avec leurs amis) à coup de « jokes », de taquineries… Qui cela fait-il rigoler au fond? J’avoue qu’éviter la critique d’autrui, le dénigrement ou la parole ironique est un exercice difficile. Il réclame une discipline mentale dont peu de gens sont capables. Cependant, les conséquences peuvent en être catastrophiques : perte de confiance durable, dépression ou pire, le suicide. Ce dernier nous renvoie à la mort, à notre propre condition humaine. Des mots qui font peur, des réalités que l’on préfère ignorer.