ÉDITORIAL
S’en rincer la bouche
Beaucoup de nos problèmes aujourd’hui relèvent de ce que l’on nomme le « vivre ensemble ». Cette expression rince-bouche, comme la qualifie Rachida Azdouz, est tellement galvaudée qu’elle en perd tout son sens. C’est dommage, parce qu’elle exprime un concept au cœur de notre société moderne et démocratique. Et à voir la démagogie ambiante, le peu d’ouverture d’esprit, mais également le manque de clarté intellectuelle qui traversent les discours politiques, économiques et sociaux de notre époque, jusqu’aux simples lettres d’opinion publiées dans le Bulletin, comment ne pas essayer de mieux l’expliquer?
Par définition, le terme « vivre ensemble » exprime des « liens pacifiques, de bonne entente qu’entretiennent des personnes, des peuples ou des ethnies avec d’autres » (L’internaute), « une cohabitation harmonieuse » (Larousse). S’entendre, littéralement c’est entendre quelqu’un, je veux dire auditivement, et pour cela, il vaut mieux écouter, ou plutôt être à l’écoute. Le sens des mots n’est jamais anodin : trouver un terrain d’entente, s’entendre nécessite donc une certaine attitude…Actuellement, ici au Québec, au Canada, dans les sociétés occidentales, nous n’en sommes plus à nous demander pourquoi mieux vivre ensemble est nécessaire, tout le monde en reconnaît l’impératif. Martin Luther King a résumé l’un de ces impératifs avec la formule suivante : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots ». Bref, avons-nous le choix?
En revanche, nos sociétés sont davantage en difficulté sur le « comment vivre ensemble ». Plusieurs modèles nous sont proposés; pour simplifier, le modèle anglo-saxon (ou multiculturaliste) et le modèle français (ou républicain). Au nom de l’authenticité, on ne veut pas être respecté par politesse ou convention sociale, mais par respect de notre intégrité en tant qu’individu. Sous-entendu : chacun de nous mérite le respect, parce qu’il est différent, unique, important. Alors nous essayons tous de nous écouter les uns les autres. Et c’est beau, mais ensuite personne ne prend le risque s’exprimer, parce qu’on se découvrirait, on nous découvrait... Rien de moins authentique, donc? Est-ce grave, docteur?
Et puis avons aussi le droit de diverger d’opinion (liberté de pensée oblige) et de l’exprimer, sans hypocrisie, sans insulter ou humilier la personne (qui elle est et qui ne peut changer), mais en se critiquant ses actions (ce qu’elle fait et peut modifier). Nos pires adversaires méritent cette franchise. Pourquoi vouloir niveler le discours social et politique pour le rendre acceptable par tous, l’aseptiser au point de ne plus rien vouloir dire. Feindre la complicité est pire : à choisir, mieux vaut un ennemi déclaré qu’un faux frère, n’est-ce pas?
Toutefois, même en écoutant, en montrant de l’empathie et en se concentrant sur les points de convergence, des questions demeurent : comment être sincère volontairement? La sincérité ne commande-t-elle pas d’être naturel? Pas facile, finalement. Il y a encore une génération existait une autre expression qui, selon moi, couvrait la même signification. Le savoir-vivre. Étonnamment, ce concept suggérait un comportement individuel à une époque où la communauté exerçait plus de poids sur les individus; aujourd’hui, nous revenons à cet esprit collectif, alors que notre époque est de plus en plus individualiste. Est-ce à dire que l’expression « vivre ensemble » n’aurait été créée que parce que nous en avons désespérément besoin? Ironique et tellement symptomatique.