ÉDITORIAL
Sine me, liber, ibis en urbem
Ô mon livre, tu iras sans moi à la ville. Oserais-je dire, quitte à dénaturer le ton et la signification de la phrase d’Ovide : tant mieux! Lui se plaignait que les vers meurent dans l’oubli, alors, qu’il était heureux du fond de sa retraite, sur la rive du Tanaïs… Nous, au Québec, voyons nos vers et nos livres se rendre à destination, alors que les temps sont moroses et endeuillés. En effet, les ventes de livre n’ont pas connu un si bel essor depuis longtemps. À l’heure des médias sociaux, de Netflix et de l’Internet plus généralement, cela mérite réflexion.
Pour commencer, plus de 18 % d’augmentation des ventes en 2021 (après un 16 % en 2020) ! Je ne suis pas étonné. D’abord, parce que si les librairies ont tendance à disparaitre depuis quelques décennies, celles qui apparaissent ou survivent ont de belles qualités d’après ce que j’ai pu observer depuis mon arrivée ici en 2005. Elles sont plutôt bien gérées, savent aller chercher leur public et font preuve d’ingéniosité et de résilience. Il suffit de voir Michabou et Bouquin’art, nos deux librairies indépendantes à Aylmer, qui tiennent la dragée haute aux Amazon, aux franchises comme Renaud Bray, Archambault, ou pire aux Chapters de ce monde ainsi qu’aux librairies de supermarché. Quoi de mieux que la relation personnalisée avec un commerçant à proximité, qui connait son métier et ses produits ?
De plus, vous admettrez que la dématérialisation grandissante de la culture, qui s’est accélérée avec la pandémie de COVID-19 depuis deux ans pour des raisons évidentes, nous frustre à bien des égards. L’être humain est kinesthésique, pas seulement un cerveau qui peut passer dix heures devant un écran. Les spectacles vivants nous manquent. Voir, entendre, sentir des artistes en direct nous manque. Avoir un livre en main, en tourner simplement les pages et sentir sa densité, sa texture sous nos doigts nous manquent. Sans compter les heures de divertissement et d’évasion qu’elle nous offre…
Mais il y a autre chose. La littérature d’ici, la littérature québécoise tire son épingle du jeu, son essor a atteint 21 % l’an dernier. La fatigue numérique ou oculaire ne suffit pas à l’expliquer, puisque le livre numérique n’a pas connu la même évolution ; ses ventes stagnent. Non, l’explication doit être ailleurs. La politique volontariste du gouvernement depuis les années 1980 en matière de financement de la culture a-t-elle joué un rôle ? Probablement. Personnellement, je m’en plains parfois, quand je vois la médiocre qualité d’écriture de certaines parutions ; heureusement que des subventions publiques financent les maisons d’édition ! C’est aussi comme cela que le français a pu une rester prépondérante au Québec. Des opérations promotionnelles telles que « J’achète un livre québécois » peuvent-elles avoir une influence ? Certainement. D’après les libraires eux-mêmes, ce fut un moment décisif. La littérature populaire a le vent en poupe, comme après le traumatisme que constitua la Deuxième Guerre mondiale. Et oui, l’envie de lire devient virale : quand on commence… Plus de nouveaux acheteurs, plus de budget pour acheter. C’est certain qu’il va falloir que les chaines d’approvisionnement suivent et que le prix des matières premières, comme le papier, ne monte pas trop. Mais quand on voit que même la dernière tendance massive sur les réseaux sociaux est le mot-clé « #bookTok », alors l’espoir est permis.