ÉDITORIAL
Tous suspects
Le journalisme n’est pas né de la dernière pluie. Dans les grands centres urbains, dès l’antiquité, des crieurs publics annonçaient les évènements locaux. La différence principale est qu’ils étaient au service autorités. Chez les Romains étaient placardées des affiches relatant des faits divers, des nouvelles militaires, la nécrologie, les sports. Avec l’imprimerie arrivèrent les hebdomadaires sur l’initiative de particuliers; le XIXe vit la naissance des agences de presse qui collectaient l’information au service des journaux. Les véhicules se diversifièrent au fil des avancées technologiques et la démarche journalistique s’affina : approche scientifique (la vérification des sources et les témoignages de première main sur le terrain), éthique rigoureuse (protection des sources, respect de la vie privée des personnes, priorité à l’intérêt public contre les intérêts privés des entreprises).
Vous me direz que ce n’est pas exactement l’idée du journalisme que vous avez aujourd’hui. Et j’admets que le journalisme a en partie évolué (magazines à sensation « people », paparazzi ou collusion avec le pouvoir financier – Fox aux États-Unis – ou politique – les chaînes ou radio d’état, parfois), mais en partie seulement. En effet, bien des organes de presse restent fidèles aux principes que j’ai énoncés un peu plus haut, à commencer par le Bulletin d’Aylmer que vous êtes en train de lire. Prenez trente secondes pour y penser… Joue-t-il un rôle dans notre communauté, comme le Devoir, Radio-Canada ou TV5 le font à de plus grandes échelles?
Avec les journalistes le pouvoir politique s’est toujours montré ambigu. L’État dans nos démocraties défend forcément la liberté de presse, qui découle de la liberté d’opinion, qui découle elle-même de la liberté de conscience. Cependant, parfois il ne s’embarrasse pas du devoir qu’il a de la garantir. Les exemples récents nous le prouvent : l’affaire Lagacé, du nom du journaliste de la Presse, dont la ligne téléphonique personnelle a été espionnée électroniquement à son insu pendant des mois; mais également l’affaire Maillé, où un tribunal de première instance a ordonné la divulgation des sources et de tout le matériel de recherche de cette universitaire, qui travaillait sur « information, confiance et cohésion sociale dans un conflit environnemental lié à un projet de parc éolien au Québec » (traduction : sur une multinationale qui force la main, graisse la patte des pouvoirs politiques locaux pour pouvoir exploiter les ressources « librement », au mépris de l’opinion des citoyens).
On dira que les journalistes en font tout un foin, parce qu’ils sont concernés cette fois-ci. Peut-être est-ce vrai; cela ne signifie pas qu’ils ont tort, ou que nous devrions ignorer la situation. Pourquoi? Parce que, même si le contrôle de l’information n’est pas nouveau, ou loin d’être rare sur notre belle planète, depuis les années 1970 au Québec, nous étions habitués à avoir une presse et un pouvoir policier plus indépendants; malgré les poursuites judiciaires et les révélations sur la construction et le parti libéral depuis 2005, on dirait que c’est l’opposé qui se passe. Bizarre, bizarre…
Comment a-t-on pu autoriser la police (SPVM, SQ ou SRC) à mener des écoutes électroniques sur plusieurs mois sur des journalistes? Pourquoi forcer des chercheurs à partager leurs sources? Non seulement cela démontre une méconnaissance crasse de la méthodologie de la recherche universitaire internationale (qui oblige à l’anonymat des participants) et du pacte de confiance entre une source – un lanceur d’alerte – et un journaliste. Ce qui revient au même. Le résultat est que les gens auront peur de parler, peur de dénoncer et garderont leur conscience civique pour eux. Or, cela porte un nom : le totalitarisme. Personne n’en est à l’abri : regardez la Turquie.