ÉDITORIAL
Voltaire, Popper et Éric-Emmanuel Schmitt
Parfois, les petits mots en disent long, tel le terme « tolérer », duquel une de mes collègues enseignantes me disait qu’elle ne voulait plus. Parce que pour elle, cela signifiait accepter quelqu’un, mais avec réticence. Pourtant, ce mot a été porté par Voltaire, au XVIIIe, à une époque où l’esclavagisme et les conflits religieux et politiques, le racisme et la xénophobie étaient endémiques. Être tolérant aujourd’hui, n’est-ce donc plus suffisant?
Revenons aux origines du mot : il a été emprunté au mot latin « tolerare » qui signifiait porter, suppor-ter un poids, physique ou moral. En passant au français, il a gardé un temps le sens de « supporter en souffrant »; dès le XVIe-XVIIe, deux significations apparaissent simultanément : « supporter avec indulgence », avec patience, et « faire preuve d’ouverture en matière religieuse » (pendant les guerres de religion entre protestants et catholiques). C’est surtout l’adjectif (tolérant-e), puis le nom (tolérance), qui ont pris cette nuance et se sont imposés. Au XVIIIe, tolérant signifie le plus souvent «qui respecte la liberté d’au-trui » (religieuse, idéologique).
Pourtant, ma collègue ne peut plus supporter ce terme, alors qu’il me paraît tout à fait convenable. Le mot aurait-il évolué différemment au Québec, et chez les francophones d’Amérique du Nord? Ce ne serait pas la première fois, ainsi va la vie d’une langue vivante. Le Multidictionnaire m’indique qu’il s’agit bien de « respecter des opinions politiques, sociales, religieuses différentes des nôtres », mais aussi « d’indulgence »; « tolérer » revient parfois à autoriser. Nuance importante : on peut permettre quelque chose sans grand enthousiasme, voir même en étant forcé…
L’œuvre pivot autour de ce terme est le Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, paru en 1763, où Voltaire s’indigne du sort de ce protestant exécuté après un procès ultrarapide, pour avoir tué par pendaison son fils supposément converti au catholicisme. Ici, le philosophe inspirateur des révolutions américaine et française s’attaque aux religions et à l’opinion publique, qu’il estime versatile et capable du pire.
Jusqu’au XIXe, « tolérance » est donc surtout reliée à la religion. Il s’étend ensuite à la physiologie, lorsque le corps supporte un médicament ou une opération… et même aux bordels (ces « maisons de tolérance »), parce que dans ce dernier cas il équivaut à « non interdit par la loi ». Au fil des années, son sens continue de s’élargir. Ainsi, en sociologie, il désigne « l’aptitude d’un individu à supporter les modifications du milieu. «Tolérable» introduit une nuance d’acceptation morale. «Intolérable», son antonyme, reste quant à lui synonyme d’insupportable, à tous les niveaux.
Combien de fois ces dernières années a-t-on entendu le mot «tolérance» revenir à l’avant-plan? Qu’il s’agisse de justice ou d’éducation (la fameuse «tolérance zéro») ou en politique, par rapport aux droits de l’être humain. Dans tous ces cas, il a rapport à notre ouverture d’esprit, à notre capacité à accepter ce qui est différent. Il existe même une Fondation de la tolérance, au Québec, qui décerne des prix, tel le prix Paul Gérin-Lajoie pour la promotion des valeurs humanistes, dans la lutte contre les formes de discrimination et dans le rapprochement entre les Québécois de toutes les origines et de toutes les conditions.
Bref, être tolérant reste encore une belle qualité, bien que cela puisse paraître insuffisant. Pas assez proactif. Nous devrions le cultiver chez nos jeunes autant que chez nous-mêmes, tout en nous souvenant des paroles de Karl Popper : «Nous devrions revendiquer au nom de la tolérance le droit de ne pas tolérer l’intolérant.» Vous comprenez pourquoi?