ÉDITORIAL
« Woke » et culture de la « cancellation »
Je garde volontairement ces deux termes dans leur anglais original, parce qu’ils nous viennent des États-Unis, plus précisément des universités américaines, creuset d’une certaine gauche bien-pensante et focalisée sur les droits individuels. Or, cette idéologie gagne aujourd’hui nos universités québécoises (en Ontario et ailleurs au Canada anglophone, c’est déjà le cas depuis un certain temps). Même McGill et Concordia avaient été épargnées jusqu’à récemment, probablement du fait qu’elles sont situées dans un environnement majoritairement francophone. Question de culture.
Si vous vous interrogez, le « woke » (ou intersectionnalité), promeut un éveil, une conscience du respect dû à la différence de chacun, sur le plan physique (je n’aime pas le mot « racial », puisqu’à mes yeux, il n’y a qu’une race humaine), de l’orientation et du genre sexuel, etc. Cette approche provoque des affrontements de plus en plus fréquents autour des questions identitaires et égalitaires. En effet, pour ses tenants, chaque mot ayant son importance — ce qui est vrai —, il faut se défaire des expressions qui peuvent être insultantes, humiliantes, si elles véhiculent un un héritage, une connotation négative. Dés lors, il faudrait bannir ces mots ou expressions, comme si enlever le terme effaçait automatiquement la réalité qu’il illustre…
Par exemple, tu es contre le mot en N, alors tu annules des conférences ou des cours sur des livres qui contiennent ce mot. Tu bannis des programmes tout livre tel que Cette Grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit de Dany Laferrière. McGill vient juste de le faire! Ironie du sort : l’université anglophone a fait docteur honoris causa le célèbre auteur québécois d’origine haïtienne au printemps 2018. Je me sens particulièrement concerné, puisque je fais étudier cette œuvre à mes élèves de 12e année en Ontario ; j’en profite pour les faire réfléchir au concept de « négritude », inventé par Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas. Toutefois, pour les tenants de la culture du « woke », étant blanc et d’origine européenne, je ne serais pas qualifié pour en parler ; pire, ce serait une agression. La seule conclusion qui s’imposerait alors — en dehors des insultes — serait pour ces gens-là de se désabonner de mes comptes sur les médias sociaux (Instagram, Tik-tok, Twitter, Facebook) ou de me troller, en appelant à ma disparition de la surface de ces plateformes. Je serais « cancelled ». Annihilé virtuellement, je n’existerais plus. Grande naïveté ou pure bêtise ?
Évidemment, pour les jeunes, qui ont grandi dans cet environnement très sensible aux mots employés — et encore une fois, j’admets qu’ils en ont une, relative — pour ces jeunes, qui ont une conscience aiguë du racisme ambiant et systémique, le moindre mot, le moindre geste peut conduire à un rejet immédiat et sans discussion. Conséquence : comme tout animal conditionné à prendre un coup au moindre mouvement, pour se protéger, nos enfants figent (intellectuellement), ils n’osent plus rien dire. Ils se censurent. Pire, ils anticipent, et s’en font les défenseurs, afin de ne pas être catalogués de raciste, misogyne ou homophobe ; sinon, ils sont finis socialement !
Nous nous censurons de plus en plus, dans la sphère publique, dans les écoles, et même dans les discussions entre amis. Cependant, si la liberté d’expression implique une responsabilité dans l’espace public, la liberté d’enseignement, elle, doit permettre de tout aborder sans hypocrisie.