ÉDITORIAL
L’homme moderne ?
Philandre vante les mérites de l’austérité, mais son ventre grassement nourri pointe sous son veston sobre et élégant; il affiche sa droiture, mais ses couleurs changent selon le moment. Zélote de l’ouverture d’esprit, il n’en reste pas moins Montréalais, catholique, de bonne famille de souche française et aristocrate, formé dans les meilleures écoles du pays. Il prêche la bonne parole et se fait rassurant auprès de son électorat, comme un professeur d’université ou un bon père de famille. Plusieurs lui font confiance pour la vaste connaissance du monde qu’il affiche, bien qu’il n’ait pour ainsi dire jamais voyagé, sinon en première classe et dans le confort de salons climatisés.
À l’image de ses pareils et amis, directeurs de thèses de doctorat, grands patrons dans diverses industries, chefs de services des hôpitaux ou animateurs vedettes, il défend l’égalité entre hommes et femmes, et se montre volontiers défenseur du sexe faible : ne s’est-il pas récemment adjoint trois femmes délicieuses, dont les qualités intellectuelles n’ont d’égales que le charme et l’ambition? Elles fleuriront à l’ombre de leur maître. Là où elles iront, il s’y trouvera; quand elles reviendront, elles le trouveront. Personne ne le dit, mais tous le savent dans les cercles proches du pouvoir : il s’assoit sur un coin de bureau, se glisse entre deux portes et propose la bagatelle à ces belles femelles. Il n’oublie jamais de tirer avantage de sa position. Il ne propose pas, il dispose, car après tout, n’est-ce pas lui qui commande et choisis? Il exerce en cela le plus vieux droit qui soit en société patriarcale, le droit de cuissage. Sous les oripeaux de la modernité et du libéralisme se cachent la mentalité moyenâgeuse du seigneur autorisé à entrer cuisse nue dans le lit de la mariée, le soir de ses noces… Au fond, la force fait toujours loi, et pour Philandre, rien n’a changé depuis ces temps immémoriaux. Le pouvoir confère tous les droits, nous ne sommes que de fidèles sujets.
Arrive-t-il vers lui une femme savante, un homme de bien, il affiche derechef la meilleure des foi, se retranche derrière le discours légaliste du défenseur des droits individuels et de la diversité culturelle. En aparté, il avoue volontiers à ses conseilleurs que sa loi sur la neutralité n’est qu’un nuage de fumée, qui n’attend que les vents contraires d’une décision de la Cour suprême pour se dissiper. Il voudrait enterrer laïcité et droits collectifs dans la cité qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
Une fois que s’en sont allés ces gens sensés et éclairés, Philandre retourne chez lui satisfait; « Pourquoi s’embarrasser de ces fâcheux? Il y a des gens que l’on se doit en conscience de décrier, ce sont ceux que la foule voudrait bien lapider ». Quelques pensées traversent brièvement son esprit : « Quoi? Moi, xénophobe ou raciste? Il ne saurait en être question, ma fille se marierait-elle à un frère musulman, que j’accepterais sur le champ qu’elle porte la burqa; c’est son choix, elle est femme adulte qui exerce sa liberté de conscience. Foi de libéral bon teint, rien ne me choquerait moins que cela! »
Et gare à vous s’il arrive à Philandre d’arbitrer un conflit, il sort vite les muscles, retrousse les babines. Sa barbe de sage et son sourire cachent les dents carnassières d’un prédateur. Il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches et les puissants; rien ne le persuadera que des hommes avec du bien puissent faire le mal. Lui-même désire souvent la dépouille de ses ennemis, sans jamais cesser de leur sourire en société.